Non, décidément, Katioucha devait avoir contracté une malédiction rare touchant ses rapports avec les nouvelles technologies. Elle avait tout essayé : sa patience d'ange, la relecture intensive de la notice, les prières, et même brûler un encens, conformément à certains rites orientaux. Rien ne lui avait permis de trouver comment contacter Eduard par téléphone portable – celui-là même que l'Estonie lui avait offert. La jeune femme s'était donc tournée vers un moyen plus classique, mais plus sûr à ses yeux : la lettre. Le courrier électronique lui restait encore obscur – pour elle, les e-mails étaient convoyés par des facteurs minuscules, cachés dans les ordinateurs. Eduard devait bien avoir conservé une boite aux lettres à son nom, ne serait-ce que pour les papiers officiels. A moins que, chez lui, tout soit sous forme électronique.

La lettre parvint tout de même à destination puisque le portable d'Ukraine afficha la réception d'un message. Appuyant du premier coup sur le bon bouton, la jeune femme put lire l'approbation de sa visite, en des termes si polis qu'elle en rougit. Elle allait pouvoir enfin entrer dignement dans le monde de la technologie ! Les conseils d'Eduard lui permettraient peut-être d'être autonome dans ce domaine – la plupart des industries de l'électronique étaient des firmes russes. Il était grand-temps qu'elle puisse taper un texte sur ordinateur sans demander l'aide de son frère – Natalia lui avait bien fait comprendre qu'elle en avait assez de voir sa soeur tourner autour d'Ivan.

Sourire aux lèvres, lumière dans les yeux, Katioucha traversa les champs de tournesols qui couvraient ses terres. Les cheveux plein de pollens et de pétales, la jeune femme traversa les pays Baltes – inutile de prendre un quelconque moyen de locomotion, la marche à pied permettait de profiter du paysage. Et surtout de saluer ses voisins, comme Toris qui cacha une peluche ressemblant étrangement à Natalia quand Katioucha l'interpella. Puis Raivis qui tremblait un peu moins depuis qu'il avait rejoint l'Union européenne – Katioucha évita de le prendre dans ses bras, le Letton avait ensuite la fâcheuse tendance de s'évanouir.

Enfin la jeune femme atteignit l'Estonie, précisément dans sa capitale, Tallinn. Le moderne et l'ancien se confondaient, à l'instar d'autres régions du monde, montrant que chaque nation cultive la nostalgie d'époques qu'elles ont chéries. Les rues sinueuses et pavées côtoyaient les immeubles; les dernières générations érodaient de leurs pas des chemins qui avaient tenus face aux caprices du temps. L'air respirait l'entente paisible entre les époques. Une ambiance qui parlait au coeur de Katioucha, nation ancré dans une économie " primaire " avec son agriculture, et s'adaptant difficilement à l'implantation industrielle. Les stigmates que portaient son corps, trace d'une destruction à jamais ancrée en ses terres, étaient la preuve que certaines technologies pouvaient vous exploser au visage.

Loin de frapper à la porte; Katioucha opéra un tour digne d'une petite fille. Comme une brise printanière, elle entra sans faire grincer la porte. Derrière elle tombaient des pétales de tournesols. Perséphone rendant visite à un ami, des bouquets dans les cheveux. Trouver Eduard ne fut pas difficile. Comme bien souvent, l'Estonien était occupé devant ses ordinateurs, faisant résonner le bruit de ses doigts appuyant sur les touches de clavier. Un pas. Un autre. Et... Les lèvres de l'Ukraine se posèrent sur la joue d'Eduard, façon typique de Katioucha de saluer ses proches.

- Cela me fait plaisir de te revoir, Eduard. On ne s'était pas revus depuis... ton adhésion à l'Union européenne. Encore toutes mes félicitations !

La jeune femme avisa l'écran de l'ordinateur. Que de chiffres. Une chute de 0 et de 1 comme dans ce film américain où les personnages étaient tous vêtus de noir, et combattaient au ralenti. Ces chiffres ne signifiant rien pour elle étaient comme des hiéroglyphes, une écriture mystérieuse contenant un merveilleux savoir.

- Tu vas pouvoir m'apprendre à... (Ukraine hésita un court instant, montrant l'ordinateur) dresser cette drôle de bête ?

C'est que ces engins çà vous grognait dessus parfois ! Puis çà attirait les "cafards" à tel point qu'elles finissaient par ne plus s'allumer, et là il fallait faire appel à un réparateur (Eduard en l'occurence).

Eduard, toujours aussi serviable et aimable. Il était évident qu'au sein d'une pièce digne d'un cyber-café, ou d'un QG d'espions, l'Ukraine se serait sentit oppressée, surveillée dans ses moindres faits et gestes. Tandis que dans la chambre d'amis l'ambiance était plus conviviale. On était loin de l'atmosphère d'un cours où l'aura du maître écrase celui de l'élève. La scène ressemblait davantage à une retrouvailles entre amis de longues dates, qui allaient deviser sur les chemins qu'ils avaient pris depuis la dernière rencontre.

Mais cela aurait été des retrouvailles douces-amères. Katioucha avait remarqué, dès son entrée chez Eduard, combien elle était en retard sur le plan économique. Alors que l'Estonie avait réussi à se détacher de la Russie, vivant pleinement comme une nation indépendante, l'Ukraine demeurait sur le palier de la maison Russe. Incapable de couper le lien qui l'unissait à l'ancien géant soviétique. Une chaîne reliait toujours Ivan et Katioucha, accroché au coeur de la jeune femme, la ramenant au logis quand elle s'approchait de trop près de l'autre côté de l'Europe. Quand la pauvre femme osait dire " non " alors que son frère demandait un " oui ", elle le payait cher. Elle ne pouvait alors que pleurer, non sur sa souffrance, mais celle de son peuple.

Cette situation continuait jour après jour, mais Katioucha continuait vaillamment à vouloir apprendre à son frère qu'elle devait vivre seule. Mener sa propre vie selon ses désirs, et non ceux d'une tierce personne. Eduard allait l'aider à progresser sur ce chemin. En apprenant à manier les dernières technologies, Katioucha pourrait divulguer ce savoir à son peuple, prendre plus d'assurance dans ce domaine afin d'ôter toute main russe de ses industries high-tech.

La jeune femme se positionna devant la Bête, le monstre cyclopien dont l'oeil unique était encore fermé. Les doigts glissèrent sur la souris – à ne pas confondre avec l'adorable rongeur – prenant contact avec la créature, la caressant docilement. Il était temps de réveiller le dragon. Un bouton vert s'alluma, tandis que le grondement résonnait dans la pièce. Un grondement ressemblant surtout au ronronnement puissant d'une portée de chats faisant la sieste sous le soleil méditerranéen. L'oeil s'ouvrit sur un écran des plus sommaires : wallpaper et icônes de base. Le quotidien pour Katioucha. Le néant pour un geek comme Kiku.

- C'est tout ce que j'arrive à faire correctement. Ensuite je me perds..., confia la jeune femme, riant de sa propre maladresse.

Sa dernière escapade sur le Net l'avait presque effrayée. Elle ouvrait une fenêtre sur chaque lien qu'elle croisait, au point d'être submergé par le nombre, ne pouvant tout lire. Ne supportant pas un trop grand nombre de fenêtres ouvertes sur le monde, son ordinateur capitulait. Quand ce n'était pas le logiciel de son frère qui venait l'empêcher d'aller voir des choses interdites, car désapprouvées par Ivan.

- Je ne demande pas grand-chose. Juste savoir faire le minimum vital. Je dois être la seule nation à ne pas savoir utiliser un ordinateur.

Il fallait reconnaître à Eduard qu'il faisait preuve d'une grande patience. Toute autre personne se serait arrachée les cheveux de voir la jeune femme ne pas savoir faire les gestes de base informatiques – au XXIe siècle, il était devenu impensable de vivre sans informatique et dernières technologies. Légèrement nerveuse – Katioucha était consciente que sa maladresse était presque risible – la jeune femme suivait les conseils qu'Eduard lui donnait pas à pas pour avancer sur le tortueux chemin vers le progrès.

Le progrès, voilà un grand mot. Toutes les nations l'avaient connu ce nouveau Dieu qui avait occulté les Apollons et Saturnes antiques. Ses visages étaient multiples : découvertes impromptues, inventions curieuses, trésors de la terre remontés à l'air libre. Chacune de ses apparitions faisait naître fascination et répulsion, curiosité et peur envers ses pouvoirs cachés. Car ses cadeaux pouvaient être empoisonnés, se retourner contre vous comme punition de l'orgueil que vous avez déployé en le recevant. On témoigne Arthur et sa révolution industrielle, Japon et la bombe atomique.

Pianotant un texte que lui dictait Eduard afin de l'envoyer en e-mail, Ukraine songea à une anecdote qui n'était pas si lointaine de la situation présente. Et qui montrait que le progrès, ce Dieu aux multiples visages, pouvaient changer de masque plus rapidement que n'importe quel comédien.

Avril 2007, une tension se fait sentir entre l'Estonie et la Russie. Ukraine se trouvait parmi les spectateurs de la scène, craignant que le conflit ne s'envenime, voulant éviter toute effusion de sang. Son frère affichait son éternel sourire d'enfant amusé devant un spectacle incongru, se tenant dignement sur sa chaise. En face Eduard semblait sur le point de lui sauter à la gorge, lui d'habitude si maître de lui. C'était avant tout pour l'Estonie que Katioucha avait peur, sachant que son frère pouvait être d'une extrême cruauté quand il le voulait. Si elle n'avait eu aucun lien envers les deux protagonistes, la jeune femme aurait pu trouver la situation amusante. Les nations ne se faisaient plus la guerre en utilisant des troupes, mais en s'envoyant des virus informatiques. Le progrès.

Les doigts de Katioucha virevoltaient sur les touches du clavier, trouvant leurs repères. Profitant d'une hésitation – bon sang, où était cette lettre A ? - la jeune femme osa faire une remarque.

- D'après ce que je vois, tu t'es remis de cette histoire de piratage, Eduard.

Katioucha reposa ses doigts, non sur le clavier, mais sur la main d'Eduard, celle-là même qui tenait le laser. Comme souvent lorsque l'émotion la gagnait, les yeux de la demoiselle se mouillèrent de larmes, mais sa voix restait claire et limpide.

- S'il te plait, apprends-moi ce que tu sais. Que je puisse t'aider si jamais grand frère retente encore cela.

Le savait-elle, le savait-elle que dans quelques années l'on viendrait inspecter ses réseaux informatiques car l'Ukraine serait devenue plus dangereuse que la Russie au niveau du piratage informatique ? Comment aurait-elle pu connaître l'avenir ? Tout ceci n'était que circonstances et hasard.

Ainsi les nations qui choisissaient de ne pas occuper les hautes marches de marbre devaient se contenter des miettes qu'on leur lançaient ? Ukraine devait s'y faire, elle n'avait pas les épaules assez larges pour s'opposer aux puissances de ce monde. S'opposer à son frère... Non, elle était bien trop attachée aux valeurs familiales pour faire cela. Elle qui se considérait comme une grande soeur pour des nations aux esprits dérangés, comme une mère pour un peuple qui n'était pas toujours tendre avec elle, elle qui se voyait plus humaine que les autres nations. Toujours à espérer, jamais à se plaindre.

Devant les propos de l'Estonien, elle hocha la tête, mais demeura convaincue qu'un jour elle pourrait éviter un nouvel incident diplomatique. L'espoir c'était tout ce que Katioucha possédait, et cette lumière semblait inépuisable dans les immenses yeux bleus. Un phare guidant à travers l'océan.

- J'apprendrais vite et bien. Tu verras, tu seras fier de m'avoir eu comme élève.

Retirant sa main de celle d'Eduard, la jeune femme reprit sa lutte acharnée contre la technologie. Le laser la guidait dans ses déplacements sur la toile, l'aidant à éviter les pièges et les araignées qui auraient été fatals pour la petite mouche qu'elle était. Katioucha se mit à apprendre un jargon qu'elle aurait pris pour du japonais si Eduard ne lui avait pas affirmé que ces appellations étaient un produit anglophone. Qui parfois se déclinaient autrement dans le monde francophone : ainsi l'e-mail devenait un courriel. Pour ne pas se perdre dans ces termes techniques, Katioucha assigna à chacun une image plus prosaïque. Le bug devenait un cafard trottinant sur un écran, l'anti-virus prenait la forme d'une bombe d'insecticide, et ainsi de suite.

Revenant à ces récits de piratages (*image dans l'esprit d'Ukraine : Arthur, bandeau sur l'oeil, perroquet sur l'épaule*), Katioucha se prit à demander quelques informations sur ces fameux virus. Spywares, vers, macrovirus prirent des formes de monstres malveillants, glissant sur le parquet, tapis dans les ombres d'une pièce. Voilà donc les nouvelles armes de guerres. Finis les tanks, les chars d'assauts, les bombes. Les nations " civilisées " se combattaient sur un terrain virtuel : les journaux de bord devenaient des blogs, et d'une pression du doigt on pouvait couper un pays du reste du monde.

- Mais qui les as inventés tous ces... virus ? Et à quoi cela sert-il ? Enfin, ces armes là ne pourront pas tuer des gens, c'est déjà beaucoup.

Les seules victimes seraient les machines, des objets sans âme. Quant aux humains, ils seraient simplement frustrés d'être coupés du monde, de perdre un moyen de communication. Là résidait le danger de la technologie : en devenir dépendant. Katioucha songea à Estonie, ce pays devenu l'un des plus performants en technologie. Ou pratiquement tous les gestes quotidiens étaient liés à l'informatique, à tel point que si une coupure survenait la population perdrait tous ses repères. Le progrès, encore ce Dieu à double tranchant, généreux mais cruel.

Mains contre le bureau, d'une poussée Katioucha fit reculer sa chaise loin de l'ordinateur. D'un bond, la nation se leva, conservant sur son visage ce sourire inaltérable. Comme celui de la Russie, mais avec cette absence de cruauté d'enfant frappant un semblable pour voir " ce que çà fait ". Le sourire de Katioucha était bien plus serein.

- Je ne suis pas habituée à rester devant un écran. On peut faire une pause ? Merci.

Clignant des paupières, la jeune femme se dirigea vers la fenêtre qu'elle ouvrit. Le vent la fouetta, chassant les derniers pétales demeurés dans ses cheveux. Il n'y avait que dans cette violence de la nature qu'elle se sentait en vie. Autrement elle n'était qu'une statue, une idole consacrée à d'obscures divinités. Un objet que l'on adorait, une statue qui voulait tendre les bras mais n'embrassait... que le vent.