La faim.
Celle qui broie l'estomac du malheureux qui ne la comble pas. Celle qui donne envie de recracher ses tripes tant elle enlace fort. Celle qui siffle des propositions démentes aux fous qui osent l'écouter. Celle qui fait perdre la raison aux plus sages.
Cette faim-là, Corée du Nord ne la connait que trop bien.
Accroupi, sur le trottoir d'une ruelle, Yong Sun attend.
Une légère odeur de brioche flotte dans l'air. Elle vient du marché, plus bas dans la rue. Il serre son ventre. Baisse la tête pour respirer la poussière. Garde les yeux ouverts pour ne pas imaginer.
Sa douce compagne, la faim, attend à ses côtés.
Tôt ce matin, il était allé voir son Chef. D'habitude, il ne le fait pas. Jamais. Alors son Chef avait comprit que c'était grave.
Ils s'étaient mis face à face. Et ils avaient parlé.
"Je vais mal."A aucun moment leurs regards ne s'étaient croisés. Chacun d'entre eux avait soigneusement évité l'autre. Car chacun d'entre eux souhaitait que tout cela ne soit qu'un mauvais rêve.
"Votre seul soutient n'est plus suffisant."Les minutes s'était écoulées aussi lentement que des heures. Cet entretient avait, pour les deux hommes, semblé interminable.
"J'ai conscience des risques que je prends. Mais je dois absolument agir. Personnellement."Et lorsque Corée avait eu fini de parler, son Chef s'était levé. Il avait fait quelques pas en direction de la fenêtre, regardé le ciel un bref instant, puis déclaré :
"Très bien. Faites ce qui vous semble adéquat. Mais faites-le ailleurs."Alors Yong Sun avait acquiescé. Il avait salué, et il était parti.
Accroupi, sur le trottoir d'une ruelle de Chine, de l'autre côté de la frontière de Corée, Yong Sun attend que passe quelqu'un qui puisse le débarrasser de sa faim.
A côté de lui, il y a un petit panier de fleurs roses. Sans doute la seule touche de couleur de toute cette vieille rue grisonnante et poussiéreuse. Mais loin de servir à égayer le paysage chinois, ces fleurs sont en réalité son
arme.
Une arme dont les cibles s'approchent sans hésiter...
Le dernier à avoir essayé de butiner était un homme d'une quarantaine d'années, chinois, qui suait sa graisse par tous les pores de sa peau boursouflée.
Quand il l'avait vu, Yong Sun s'était d'abord figé d'étonnement face à un tel concentré de
prestance et de
force. Et lorsque son regard avait croisé le sien, quelque peu noyé entre la masse de son front et de ses joues écarlates, l'émotion lui avait donné des
vertiges...
Il avait donc attrapé son petit panier, et était directement allé lui proposer "ses fleurs" -
juste après une légère motivation mentale de 15 minutes..."c'estpourmanger,c'estpourmanger,c'estlafauteàAmérique,c'estpourmanger". Proposition que l'homme s'était empressé d'accepter.
Il l'avait donc emmené à l'hôtel le plus proche.
Jusqu'à présent, tout s'était plutôt bien passé. Mais alors que Yong Sun s'attelait à préparer son client (et à vérifier par palpation combien de litres de kimchi pouvait contenir cet énorme ventre), celui-ci, trop pressé pour sa propre sécurité, avait eu la mauvaise idée de passer un peu trop brusquement la main sur l'entrejambe coréenne. A cela, la réponse avait été immédiate et violente. Et un Ap tchagui* plus tard, on pouvait observer le corps flasque et inanimé rouler par terre... une assez bonne reconstitution des horloges molles de Dali, à vrai dire.
...
Malgré que le client se soit endormi sans payer, Corée du Nord, en brave garçon qu'il était, eut la politesse de récupérer lui-même son salaire et de quoi payer la chambre dans son porte-monnaie, afin que tout soit bien en règle.
Puis il était retourné attendre. Avec ses fleurs et sa faim.
Encore deux ou trois comme celui-là, et il pourrait rentrer chez lui. Encore deux ou trois, et il pourrait enfin manger...
C'est au moment où il pensait cela qu'une nouvelle silhouette se profila dans la ruelle grise. Une silhouette qui semblait déjà plus digne de Yong Sun que la précédente.
Sa vision se troublait lentement, mais il pouvait encore distinguer qu'il s'agissait d'un homme, qu'il avait une taille convenable, et qu'il n'était pas chinois.
Le garçon se redressa, en s'efforçant de ne pas tituber, ramassa ses fleurs, dégaina son sourire N°58, et alla à sa rencontre, tête baissée.
"Excusez-moi, monsieur, voulez-vous m'acheter mes fleurs ?""Excusez-moi, pauvre étranger naïf et dégoutant, êtes-vous capable de me faire oublier ma faim plus de cinq minutes ?"